CIRANO est d’abord et avant tout un think tank fédéraliste associé au PLQ, foncièrement hostile au modèle québécois de développement et à toute politique interventionnistes de l’État. Aller voir la liste de leurs partenaires corporatifs, elle est plus instructive que tout. Le CIRANO donne l’image d’un centre de recherche académique, parce que composé essentiellement d’universitaires, de scientifiques. Faux ! La pensée économique dominante, qui s’est imposée dans les départements d’économie des universités nord-américaines depuis le milieu des années 1980, a activement professé les politiques de libéralisation des marchés qui ont conduit à la crise de 2008. Les économistes de ce courant se sont plutôt révélés être des idéologues. Consultez les billets des auteurs invités d’OikosBlogue classés sous le thème de la pensée économique : d’Olivier Blanchard, qui remet en question les prétentions de la science économique, à Dany Rodrick, qui se demande à quoi peuvent bien servir les économistes, il devient difficile de définir les économistes de droite comme des scientifiques. Prêts à trafiquer les données – voir le scandale de l’étude de Carmen Reinhart et Ken Rogoff – au profit de choix politiques prédéterminés, les partisans de cette pensée économique n’avaient pourtant pas réussi à contaminer totalement les décideurs québécois. Malgré des tentatives répétées, le modèle québécois de développement continuait à jouer le rôle du village gaulois en Amérique…
Mais les choses ont pris un tournant majeur sous le règne de Jean Charest. Avec lui, le CIRANO a été promu comme « l’intellectuel collectif » du projet libéral. Le gouvernement y a versé des fonds sans compter, non seulement par le biais du programme de centre de liaison et de transfert, mais en leur attribuant des mandats spécifiques, gratifiés de rémunérations gigantesques, pour lesquelles on peut légitimement se poser de sérieuses questions. Par exemple, le mandat sur les enjeux d’accaparement des terres agricoles au Québec, que j’avais dénoncé sur OikosBlogue. Le ministre Pierre Corbeil a accordé 750 000 $ (!!!) sur trois ans à CIRANO pour étudier [éluder?] la question. Dans le communiqué annonçant ce mandat, on faisait dire au ministre que « Dans un contexte où de plus en plus d’investisseurs s’intéressent aux terres agricoles, non seulement pour l’agriculture, mais également comme actif immobilier, il devient essentiel de tracer le portrait de la situation au Québec. Il va sans dire que la diversité de l’agriculture passe aussi par une diversité de modèles d’entreprises propriétaires de ces terres agricoles. Cependant, nous voulons tout de même nous assurer que nos entreprises agricoles auront encore la capacité d’acquérir les terres nécessaires à leur développement. » Demander à CIRANO à étudier cet enjeu, c’est comme donner à un renard le mandat d’assurer la sécurité d’un poulailler, à un mafieux celui d’accorder les contrats publics ou à un prêtre catholique de travailler dans un CPE !
Comme on pouvait s’y attendre, une étude du CIRANO affirmait, quelques mois plus tard, qu’il n’y existait pas de phénomène d’accaparement des terres agricoles et que le Québec n’avait donc aucun besoin d’une Société d’aménagement et de développement agricole du Québec (SADAQ), comme le proposait l’IRÉC et l’Union des producteurs agricoles. Franchement, on pourrait dire qu’il s’agit d’une vraie farce s’il n’y avait pas derrière ça, de manière détournée, du financement des amis du PLQ. D’une certaine manière, ça me fait penser au scandale des commandites lorsque Groupaction se faisait payer pour des copies de rapport. Avec ce type de mandat, je m’inquiète non seulement pour l’agriculture québécoise, dont les enjeux sont examinés par des chercheurs qui sont foncièrement contre le modèle d’agriculture que nous nous sommes donnés, mais pour l’argent public qui est jeté par les fenêtres.
On pourrait multiplier les exemples d’analyses idéologiques du CIRANO au service de la droite. Par exemple l’analyse économique insipide sur l’AECG, réalisée conjointement avec les économistes de Desjardins (!!!), qui exclue tous les enjeux le moindrement litigieux qui se cachent derrière ce projet. Voici les conclusions de cette étude : « De façon générale, nous pouvons conclure qu’un éventuel accord économique et commercial entre le Canada et l’UE serait bénéfique pour les deux zones. […] Selon une étude conjointe effectuée en octobre 2008 par le gouvernement du Canada et la Commission européenne, le gain annuel moyen d’ici l’année 2014 résultant d’un accord économique et commercial entre le Canada et l’UE pourrait s’élever à 9,2 G€ (en euros de 2007) pour le Canada et à 11,6 G€ (en euros de 2007) pour l’UE. En proportion du PIB réel, cela représente un bénéfice d’environ 0,77 % pour le Canada et de 0,08 % pour l’UE. » Or, une étude plus récente démontre que ces retombées ont été largement surestimées. Elles seraient plutôt 75 % plus faible pour l’Union européenne (0,02 % plutôt que 0,08 %) et entre 77 et 53 % plus faible pour le Canada (entre 0,18 et 0,36 % plutôt que 0,77 %).
On pourrait aussi prendre les nombreux exemples des économistes de CIRANO qui s’amusent à noircir le tableau de la dette du Québec. La rengaine est archi-connue : le Québec a une dette brute préoccupante qui, si elle n’est pas contenue, va peser de plus en plus sur nos finances publiques, surtout lorsque les taux d’intérêt vont remonter. Dans ces analyses, l’apocalypse n’est jamais loin : hier on nous comparait à l’Argentine et aujourd’hui à la Grèce. À ce propos je vous suggère un billet de Jean-François Lisée (avant qu’il devienne ministre…) qui avait dénoncé cet acharnement des économistes de droite et avait remis les chiffres de la dette en perspective.
Mais récemment j’ai été personnellement visé par l’un des mandats de CIRANO. Le travail de contamination visait cette fois-ci la finance solidaire, aussi invraisemblable que cela puisse paraître ! Le Chantier de l’économie sociale avait en effet convaincu le gouvernement du Québec (à travers le ministère des Finances) de financer une recherche sur les instruments financiers innovants qui pourraient permettre de canaliser une fraction des actifs financiers vers des plateformes de financement de projets d’économie sociale (par exemple la Fiducie du Chantier de l’économie sociale). Mais, sans aucune consultation avec les principaux intéressés, le ministre des Finances Raymond Bachand avait alors donné le mandat de cette recherche au CIRANO !
Le rapport déposé en 2009 est pratiquement resté sur les tablettes, puisqu’il ne répondait aucunement aux préoccupations et aux besoins des acteurs de la finance solidaire. Mais il a récemment été sorti des boules à mite sous le titre Financement de l’économie sociale au Québec : Estimation de la taille de marchés et nouvelles idées. Pourquoi a-t-il été republié en 2013 alors qu’il n’est pas plus pertinent aujourd’hui qu’il ne l’était en 2009 ? Sûrement pour des raisons politiques…
Quoiqu’il en soit, ce rapport de CIRANO fait référence au livre que j’ai écrit en collaboration avec Marguerite Mendell et Ralph Rouzier (publié par les Éditions Vie Économique en 2009) sur la finance socialement responsable. Les chercheurs de CIRANO ont profité de ce rapport pour vider toute leur bile contre nos recherches sur la finance responsable (ils accordent aux critiques de notre ouvrage une section complète de leur rapport), les présentant comme déphasées, soulevant des questions sur notre méthodologie, citant même une personne interviewée pour appuyer leur propos (« Informellement, nous avons été informés par un membre de CECOSOL que cette estimation a été très complexe à effectuer et la mise à jour est ardue »), etc… Néanmoins, à la note 15, page 53, ils signalent que leurs propres estimations concordent avec les nôtres !!! Est-ce que ça veut dire que les résultats de CIRANO ne sont pas meilleurs que les nôtres ou que leurs critiques sont dans le fond totalement exagérées ? C’est vraiment n’importe quoi.
Mais ce qui est sûr, c’est que du côté des acteurs de la finance solidaire, les évaluations sont unanimes sur l’inutilité du rapport de CIRANO : il ne tient pas compte de la richesse de l’écosystème de la finance solidaire et de l’économie sociale; les données (qui se limitent aux financements issus de 25 CLD, représentant entre 9 et 11% des projets financés) et la méthode d’analyse sont fragmentaires et subjectives; l’étude cadre très bien dans la perspective de centralisation, normalisation et de rationalisation des services qui était privilégiée par l’ancien gouvernement. Certains acteurs de la finance solidaire affirment que cette étude n’est pas du tout éclairante et innovante puisque dans les faits elle décrit la façon de faire des fonds de travailleurs et d’Investissement Québec.
Il me semble légitime de se demander si le financement des travaux de CIRANO ne sont pas, tout simplement, du détournement de fonds public au profit d’une organisation d’intérêt avec un agenda politique non avoué. On finance avec l’argent de nos taxes un think tank étroitement liée à la famille libérale (les 2 Claude [Castonguay et Marquette], Robert Lacroix, Marcel Boyer, etc.). Mais ce qui me dépasse, c’est que le gouvernement du PQ continue à les financer. CIRANO regroupe les représentants québécois du courant de pensée ultralibéral qui a conduit à la déresponsabilisation sociale des entreprises et à la déréglementation publique, qui ont-elles-mêmes mené à la Grande Récession. Malgré qu’elle ressasse, encore aujourd’hui, après la crise que nous venons de traverser, tout ce que la doctrine économique libérale possède de pseudo-science, de fausses vérités et d’hypothèses simplistes, mise au service des forces politiques ultralibérales du Canada dans le but de démolir systématiquement les fondations du modèle québécois de développement, le ministre Marceau a récemment renouvelé leur financement. Comme aveuglement, on peut difficilement faire mieux…
[...] [1] Ver la critica de Gilles Bourque : http://www.oikosblogue.com/?p=15794 [...]